Mademoiselle Julie

Derrière moi, un monsieur se lève et lance des bravos qui traversent la salle avec force. Devant une dame lui fait écho. Je reste dubitatif. Le rideau vient de s’abaisser sur « Mademoiselle Julie », un texte écrit en 1889 par August Stringberg, aujourd’hui mis en scène par Julie Brochen.
La tragédie est un genre qui ne laisse certes jamais indifférent. Dans cette pièce interdite à sa sortie en Suède, on est en pleine transgression des devoirs et des rangs respectifs des valets et des aristocrates. J’essaie de m’installer dans une ambiance cornélienne où l’un et l’autre devront choisir entre leur appartenance sociale et la promesse d’une histoire d’amour. Pas si simple. Le valet se révèle pervers manipulateur et la fille du conte si ce n’est schizophrène, au minimum profondément déprimée.
Dans cette pièce pourtant décrite comme un chef d’œuvre, je me sens dans une histoire entre deux psychotiques qui ont perdu la vision de la frontière entre imaginaire et réel. La mise en scène fait de Julie un pantin désarticulé, dont l’attitude corporelle évoque d’avantage l’éthylisme que la folie.
J’en reste à un message essentiel. On est jamais ni sa classe, ni son rang, ni aujourd’hui ces études ou ses diplômes. C’est ce que réalise Julie en entendant son valet lui parler dans une langue étrangère, lui faire des déclarations dans un langage soutenu ou encore faire référence aux auteurs. Alors toujours aujourd’hui, méfions nous de nos a priori et découvrons nos semblables pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils représentent.

Le Fils

Aujourd’hui, un enfant sur cent dans le monde, né avec un trouble autistique. Récemment, un cabinet anglo-saxon réputé, publie une étude qui projette à l’horizon 2025, cinquante millions d’habitants sur Terre atteints de l’un quelconques syndromes de démence. Les maladies psychiatriques seront définitivement à cet horizon, le premier poste de dépenses de santé publique relatif aux maladies chroniques.
« Le Fils », c’est l’histoire de l’adolescent d’un couple divorcé qui déclenche une forme de schizophrénie associée à une profonde dépression. Face à la maladie, à l’isolement, au mensonge, à la souffrance, l’arsenal des valeurs morales et éducatives des parents se révèle rapidement sans effet. Pourtant ils s’y accrochent et s’y accrocheront jusqu’au bout, comme le seul référentiel à partir duquel ils voudraient comprendre, le seul capable de les aider à gérer leurs émotions et leur culpabilité. Comme sans doute beaucoup de parents dans la salle, le sujet m’interroge évidement.
La difficulté est bien là : dans notre capacité à chercher des solutions à la souffrance de l’autre dans son référentiel et non à partir du nôtre. Le sujet dépasse le cadre du scénario. Il y a tellement de situations où des Hommes, des civilisations, se persuadent que leur modèle fera le bonheur d’autres Hommes. Comme dans la pièce, l’Histoire leur donne rarement raison ! C’était il y a quelques semaines, je suis sorti du théâtre ému et songeur. J’aime le théâtre.

Deux mensonges une vérité

Initié au genre à l’adolescence sous le patronage de « Roger Harth et Donald Cardwell », je suis resté méfiant vis-à-vis du théâtre de boulevard. Les amants dans les placards ou les femmes affolées qui traversent la scène en chemise de nuit, ce n’est pas mon carma. Néanmoins, je reconnais au théâtre le droit d’être drôle ou même léger et c’est dans cet état d’esprit que j’ai abordé la pièce.
Je ne suis pas déçu! Le texte est de qualité, particulièrement rythmé, avec des énumérations à la Frédéric Dard, et quelques passages dignes d’Audiard. La distribution est à mon sens inégale, mais je trouve Lionnel Astier particulièrement bon. Il nous fait vivre ses certitudes, ses doutes, ses angoisses ou ses colères avec une palette de postures et de tons puisée parmi les meilleures références du cinéma. Le jeu est drôle et je ris de bon cœur. Pour autant je ne trouve pas la pièce légère. Elle nous interroge sur les moteurs de l’amour, sur la fragilité de nos certitudes autant que sur les vertus de nos doutes. Pas d’amants affolés donc, pas d’appels criards à un ciel rédempteur et une très belle soirée de théâtre de boulevard.

La dame blanche

La-dame-blancheDans un monde que l’aversion aux risques a totalement aseptisé, c’est un immense bonheur de vivre une pièce de théâtre où le producteur et le metteur en scène ont osé ensemble sortir du cadre. « La Dame Blanche », c’est une histoire légendaire des quatre coins de la France, où une femme victime d’un accident de voiture réapparait en blanc au même endroit, tantôt pour menacer, punir ou mettre en garde les automobilistes imprudents. Dans la version qui nous est racontée, la morale et la générosité l’emporteront finalement au fil d’une interprétation irréprochable d’acteurs dont le talent n’est plus à valider. Mais ce soir-là, comme pour l’ensemble des convives, nous ne sommes pas seulement spectateurs. La mise en scène efface le trait qui sépare la salle de la scène, le public des acteurs. La lumière s’allume sur nous quand la police nous fouille pour chercher de la drogue. Dans l’obscurité, nous devenons les arbres d’une forêt qu’une lampe torche éclaire aléatoirement à la recherche d’un fuyard…
L’esprit de la « comedia del arte » fait merveilleusement vivre la pièce et vibrer le public. Si osez c’est ne pas avoir peur de se tromper, alors j’espère qu’ils oseront de nouveau car cette pièce est vraiment une réussite.

Le souper

Le SouperJ’avais adoré La Conversation. Celle-ci en est une autre, cette fois entre Fouché et Talleyrand quelques années plus tard. Sous les grondements du peuple de Paris affamé autant que révolté, ces deux ennemis politiques que tout oppose, s’accordent pourtant à l’occasion de ce souper, sur leur intérêt personnel commun au retour de Louis XVIII.  La salle applaudie, elle rappelle. Pourtant ce soir ces deux énormes acteurs sont médiocres. Le texte est inaudible, parfois hésitant, comme rendu plus difficile par la lenteur de la mise en scène. J’ai pourtant applaudi aussi. J’ai applaudi le portrait sans concession de ces deux hommes politiques cyniques, manipulateurs jusqu’à la perversion. Il nous rappelle qu’au fond, l’Histoire n’est souvent faite de que de petites histoires d’hommes de pouvoir, ordinairement modelés par leurs traumatismes infantiles. Combien de ces conversations ordinaires existent aujourd’hui dans l’antichambre d’un pouvoir toujours aussi loin du peuple, dont il prétend pourtant avec la même arrogance, faire le bonheur?

La vénus à la fourrure

La Vénus à la Fourrure

Théâtre, « La Vénus à la Fourrure ». Adaptation Française d’une pièce Américaine à la gloire d’Aphrodite et du mythe universel de l’amour et de la sexualité. De nouveau la magie du théâtre opère à la faveur du remarquable talent des acteurs. Une femme, un homme, un décor minimaliste et je suis emporté dans un imaginaire entre mythologie, érotisme du marquis et sociologie contemporaine des rapports amoureux. De cette mise en scène qui dilue le temps, émergent pourtant les questions récurrentes sur le sens de l’amour. Dans cette recherche intemporelle du plaisir, la souffrance du dominé s’invite en permanence comme une forme de sublime et d’au-delà amoureux. Le plaisir de l’amour peut-il être aussi fort que celui que nourrie la souffrance ? Chacun trouvera sa propre réponse. En tout cas la pièce sert magnifiquement cette question…

 

La contrebasse

La contrebasseLa contrebasse. Souvenir inoubliable d’un parcours initiatique au théâtre il y a plus de vingt ans. Il m’offre l’accès à la proximité de personnages que le cinéma avait pourtant iconisé. En l’occurrence Jacques Villeret. Même après toutes ces années, j’ai toujours le souvenir de cet immense acteur, et du ressenti de sa propre dépression au service du cynisme du texte et de ce rôle. Il y a quelques semaines, en moins de dix minutes, le talent de Clovis Cornilliac me détourne de toute tentative de comparaison. Je me concentre sur le sens de la pièce que son jeu transcende. Le scénario se déroule. Irrémédiablement, le sacré devient dramatiquement ordinaire, sous la contrainte des difficultés du genre humain. La pièce dépasse son propre contexte. Au-delà de la déprime d’un musicien d’orchestre de grande musique, elle remet en cause la valeur de grandeur que nous donnons a priori aux choses. Je m’interroge. Si les choses n’ont finalement que la valeur que nous leur donnons, alors j’aime croire en notre capacité à faire naître le sublime de l’ordinaire, plutôt que de faire de l’ordinaire l’endroit de la perte du beau et du sacré. J’ai de nouveau adoré cette pièce. J’aime le théâtre.

 

La conversation

La conversationQuel bonheur de vivre dans un pays marqué par son Histoire, nous rappelle Jean D’Ormesson en 80 minutes de théâtre. Quoi de plus ordinaire qu’une conversation entre deux hommes ? Mais quelle extraordinaire conversation que celle qui, entre Bonaparte et Cambacérès, témoigne de la grandeur d’un homme et met en lumière l’alchimie du talent et de la mégalomanie. Deux siècles plus tard, en observant le nombre croissant de dicteurs et d’autocrates ordinaires, je me demande si ce ne serait pas seulement du talent dont nous auraient protégé nos démocraties modernes et l’entreprise des communicants. Le culte de la personne n’a cessé de se développer, mais au service de quelle vision du monde? Entre la dangerosité du génie et la médiocrité de la télé réalité mondiale, je crois que j’ai choisi mon risque. C’est celui du progrès.

Diderot

La-religieuseJ’avais loué ici il y a quelques mois, le plaisir du théâtre de boulevard dans un genre renouvelé. Quel bonheur aujourd’hui que celui de l’autre genre en ce mois Diderot. Il y a deux semaines, au théâtre du Ranelagh j’assiste à  La religieuse. Le texte du dix-huitième siècle nous rappelle ce que peut être la beauté de la langue française. Le jeu des acteurs la transcende, la pièce est bouleversante. Elle dit à quel point la religion peut être instrumentalisée pour priver, en particulier les femmes, de leur liberté. Il y a moins de trois cents ans, c’était en France. Cette liberté gagnée, il ne faut jamais y renoncer et la protéger comme un trésor. C’est la conviction qui m’envahissait à la fin de ce grand moment d’émotion.

Théatre

Le père

Le rideau vient de tomber. Une salve sans fin d’applaudissements commence. Je crois que Carole vient d’essuyer une larme. Des gens pleurent autour de moi, l’émotion a envahi la salle. « Le père », succession de tableaux d’acteurs éblouissants, et dont la mise en scène traduit les obsessions et les troubles de l’homme qui vieillit et meurt sous les yeux de sa fille. C’est notre propre histoire qui se joue devant nous. Elle m’a également ému aux larmes, celles du souvenir de mes parents et de la jouissance du bonheur de vivre.